Les réseaux de fournisseurs



Les "filières" de la dope sont variées, selon les produits et les clientèles, mais l'ensemble de l'activité reste encore artisanal.


La bombe Festina, par laquelle le dopage a été projeté violemment à la une de l'actualité l'été dernier, accrédite l'idée que les produits dopants proviennent d'abord de l'étranger. De fait, l'importation constitue une source importante de substances illicites. En réalité, les filières sont aussi variées que la nature et le prix des dopants, médicaments de confort ou remèdes prescrits, produits vétérinaires, molécules rares, stupéfiants... Elles diffèrent également selon que le consommateur est un athlète de haut niveau suivi de près par un médecin ou un amateur isolé.
Le 8 juillet 1998, à Neuville-en-Ferrain dans le Nord, les douaniers français arrêtaient la Fiat de Willy Voet, barriolée aux couleurs de l'équipe Festina du Tour de France. Le soigneur transportait 460 flacons et ampoules d'amphétamines, d'anabolisants et d'autres médicaments à effet dopant. La direction générale des douanes affirme qu'il s'agissait d'un contrôle mobile de routine, "sans instruction préalable d'aucune nature".
Un voyageur dépourvu d'ordonnance a parfaitement le droit d'entrer sur le territoire national avec une quantité de médicaments équivalant à trois mois de consommation personnelle sur la base de la posologie maximale. S'il présente une ordonnance lui permettant une utilisation prolongée de son traitement, les douaniers ne pourront rien contre lui. Ces règles s'appliquent même si le médicament en cause n'a pas reçu d'autorisation de mise sur le marché en France, indique la direction des douanes. L'équipe Festina, avec un peu plus d'organisation, aurait pu aisément passer entre les mailles du filet douanier si le soigneur, au lieu de convoyer une quantité suspecte, avait partagé la cargaison avec des complices...

Le cas de Willy Voet n'set pas isolé. Au 1er septembre 1998, 21 infractions avaient été relevées dans l'année portant sur 27 700 conditionnements. Un britannique a par exemple été contrôlé Gare du Nord à Paris transportant 17 boîtes d'anabolisants à base de testostérone. Un agent de la sécurité sociale a été arrêté en possession de 1100 ampoules d'hormone de croissance provenant de Lituanie, qu'il utilisait pour partie personnellement et qu'il revendait aussi dans le milieu culturiste grenoblois. Un autre adepte de la musculation a été appréhendé par les douanes en 1998 alors qu'il transportait 10 000 comprimés d'anabolisants destinés à la revente. Ces produits venaient de Thaïlande. En 1997, 61 infractions avaient été relevées, portant sur 105 280 comprimés, gélules et ampoules injectables. 83 % du butin annuel des douaniers provenaient d'une seule saisie. Les dopants confisqués en 1997 provenaient d'Espagne, de Suisse, de Belgique et de Thaïlande.
Cette année-là, un réseau a été démantelé. "Il était orchestré par un petit trafiquant qui utilisait des ordonnances falsifiées ou de complaisance pour se procurer des anabolisants auprès d'officines belges, espagnoles ou italiennes, indiquent les douanes. Ces produits étaient importés en France par voie postale". En quelques mois, ce réseau avait écoulé pour 170 000 F de produits.
On le sait, les pourvoyeurs de dope tirent profit de l'absence d'harmonisation des législations nationales. En Italie, un médecin généraliste peut prescrire une seringue d'EPO pour 500 F. Fournie par un cancérologue ou un néphrologue, elle sera même remboursée par la sécurité sociale italienne. En France, seuls les médecins spécialistes délivrent ce médicaments destiné essentiellement aux cancéreux dont la formule sanguine est déséquilibrée par la chimiothérapie. Et seules les pharmacies hospitalières sont en droit de le distribuer. Selon l'Equipe Magazine (19 Septembre 1998), 3000 malades ont besoin d'érythropoïétine en Italie alors qu'il en est vendu de quoi soigner... 40 000 Personnes.

A l'Est, les labos
L'importation de produits dopants ne repose pas seulement, loin s'en faut, sur des ordonnances falsifiées ou de complaisance. Les enquêteurs de l'affaire TVM évoquent l'existence de laboratoires de fabrication d'EPO et d'autres substances dans les pays de l'Est. Fait intéressant qui a orienté la police sur cette piste, l'un des médecins de l'équipe TVM, mis en examen le 27 juillet 1998, s'appelle Andrei Mikhailov. Un Russe. Il est de notoriété publique que la quasi-totalité des sportifs de haut niveau des pays de l'Est se dopaient, encadrés par des médecins qui recevaient une formation au sport de cinq ans. De nombreuses fédérations à travers le monde ont embauché entraîneurs et médecins venus de l'Est. Pologne, République tchèque, Pays Baltes, Hongrie, Ukraine, Biélorussie et Russie sont surtout des lieux de production de substances de synthèse. Les chimistes compétents désargentés ne manquent pas dans ces Etats où l'absence de contrôle permet des détournements de produits. 80 % des dérivés d'amphétamines proviennent de Pologne et des Pays-Bas, affirme Gilles Aubry, directeur adjoint de l'office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants. C'est de Pologne que provenaient des centaines de flacons du fameux "pot belge" (cocktail d'amphétamines, de cocaïne, d'héroïne) découverts, l'année dernière, par la gendarmerie poitevine chez Claude Descamps, ancien dirigeant du club cycliste VC Vendôme, et chez le vétéran Jacques Guillandou.

En novembre 1998, la police marseillaise arrête quatre trafiquants en possession de quatre mille pilules d'anabolisants emballées dans des boîtes portant des inscriptions en russe. Les quatre délinquants, dont l'un se présentait comme un chimiste ukrainien, écoulaient leur marchandise dans les salles de sport de la cité phocéenne. Selon le commissaire Deluc, "nous avons eu plusieurs affaires de ce type ces derniers mois. A chaque fois, des ressortissants des pays de l'Est sont impliqués, une véritable mafia".
Le mot est lâché. Pourtant, ce policier du nord de la France, enquêtant sur des affaires du Tour de France ne partage pas les vues de son collègue marseillais : "L'approvisionnement relève du système D, il est un peu anarchique". "Dans le cas de Festina et d'autres équipes professionnelles, nuance un autre enquêteur, certains groupes ont voulu rationaliser le système D".Une certitude, "on ne retrouve pas les voyous des trafics de stup", constate le commissaire des stups, Gilles Aubry.

"Pour qu'existent des filières organisées, analyse Patrick Laure, enseignant à l'université de Nancy et chercheur au centre de sociopharmacologie de Saint-Max, trois conditions sont nécessaires : 1) le produit doit être difficile à obtenir et cher ; 2) il faut une demande ; 3) l'organisation de l'approvisionnement doit être rentable". Or, précise Patrick Laure, la plupart des dopants sont des médicaments; ils ne sont donc pas difficile à obtenir dès lors que l'on est initié. Cependant, certains stéroïdes anabolisants rapportent et il n'est pas exclu que des filières soit les mêmes que pour les stupéfiants, rapporte le chercheur nancéen, en évoquant une affaire remontant "à cinq ou six ans". Les douanes avaient alors saisi un lot de stéroïdes conditionnés de la même façon qu'un colis d'héroïne précédemment découvert. Les services des stups n'ont en tout cas pas encore saisi de cargaisons mêlant ecstasy et amphétamines consommées par les sportifs. A partir du moment où l'on achète 2000 ou 3000 doses d'EPO, tranche pour sa part le Dr Alain Duvallet, de la direction régionale Ile-de France Jeunesse et Sports, ça fonctionne comme le trafic de drogue". Autre analogie avec les stupéfiants, il existe des laboratoires clandestins, selon le Dr Duvallet. Le fait est certain pour les stéroïdes anabolisants et il a de bonnes chances de l' être aussi pour l'EPO qui peu être produite avec une étuve à dioxyde de carbone à 15000 F. Les recettes sont publiées dans les revues scientifiques", ajoute Alain Duvallet. Le plus difficile pour la fabrication est d'obtenir les bonnes souches de bactéries ouvrières.

Cependant pourquoi produire, lorsque l'on peut se procurer les médicaments à la source, chez le fabricant ? "Plus le prix d'un médicament est bas, plus il sera facile de le détourner chez le fabricant" qui exercera une surveillance proportionnelle à la valeur de son produit, confie un médecin, connaisseur du dossier. "Pour les hormones, la perte entre le laboratoire et le distributeur est de 10 à 20 %, avance Alain Duvallet. Des chiffres qui n'inquiètent pas le fabricant, ils rentrent dans la marge bris te contrôle qualité". Du fabricant à l'officine, en passant par les grossistes, il y a des fuites à chaque maillon.
Bien que les chiffres soient difficiles à obtenir, le coulage, terme désignant les pertes entre la pharmacie hospitalière et le malade, est estimé entre 3 et 5 %. Le point faible des pharmacies centrales, selon Patrick Laure, sont les médicaments périmés. Leur suivi jusqu'à l'incinération n'est pas sans faille. En décembre 1998, le centre hospitalier d'Aix-en-Provence a porté plainte après la découverte de la disparition de onze flacons contenant 50 000 unités d'EPO (Neocormon). Après recoupement des inventaires, l'hôpital a constaté que plus de 500 000 doses de cette substances avait été subtilisées de sa pharmacie au cours des mois précédents.
Toutes ces fuites alimentent le marché noir. Or, pour le consommateur, une autre filière, celle de l'ordonnance, présente un avantage double sur des produits d'origine douteuse : le produit est bien conditionné, donc de qualité, et il est remboursé par la collectivité. Selon une enquête réalisée en 1997 par Patrick Laure auprès de 2000 athlètes français amateurs, hommes et femmes âgés de 17 ans et plus, 61 % des sportifs avouant se doper se sont approvisionnés auprès de médecins. Généralement médecin généraliste, il a prescrit en connaissance de cause, lors d'une consultation de routine. Dans six cas, les sportifs ont prétexté une maladie ou une blessure que le médecin n'a apparemment pas cherché à vérifier de façon approfondie. 20 % des sujets obtiennent leurs produits dopants au marché noir, essentiellement lorsqu'il s'agit de stupéfiants, tels que le cannabis ou la cocaïne. 15 % des athlètes sont pourvus par leur entourage, entraîneurs, coéquipiers, parents ou amis.

Les médecins sont d'autant plus impliqués que "l'automédication n'est pas envisageable pour les produits les plus sophistiqués", remarque-t-on à la direction générale des douanes. Les médecins "sont responsables au premier rang. Ils savent ce qu'ils font [...] Ce sont les ordonnances qui permettent de réaliser le trafic", dénonce, de son côté, le prince Alexandre de Mérode, président de la commission médicale du comité international olympique (CIO) (Le figaro du 17 août 1998). En 1979 déjà, lorsque le coureur Joop Zoetemelk est contrôlé positif à la nandrolone lors du Tour de France, il explique que la substance prohibée lui a été prescrite par son médecin.
Les médecins sportifs, dont la dépendance financière à l'égard des clubs a été dénoncée par l'Ordre national et sera combattue dans le cadre de la loi Buffet, ne sont pas les seuls en cause. Il est facile pour un patient, relève Patrick Laure, de simuler un mal banal et de se faire prescrire quelques comprimés. Où commence la complaisance, s'interroge un pédiatre de province. Confronté à des parents qui "réclament des vitamines pour que le gamin récupère mieux après l'entraînement" ? Et que faire face aux menaces d'un sportif rendu agressif par le manque d'anabolisant, comme en a rencontré Alain Duvallet ?
La complicité des médecins est souvent rétrospective, raconte un praticien qui a travaillé pour le ministère des sports. "Dans des compétitions régionales, il arrive qu'un sportif contrôlé positif obtienne de son médecin compréhensif un certificat antidaté. J'ai vu, au ministère, un certificat dont la rédaction ampoulée montrait qu'il était rétrospectif".
l'Ordre a déjà sanctionné des médecins qui avaient prescrit des anabolisants. Avec certaines limites. "Nous ne pouvons mener d'investigation sur certains agissements que s'il y a une plainte portée contre un médecin, venant soit du patient, soit d'une tierce personne", explique Bernard Glorion, président de l'Ordre national des médecins. En 1996, plusieurs médecins ont été condamnés à des peines de prison ferme. Dans les dix dernières années, des praticiens de Lyon, Reims ou Strasbourg ont été sanctionnés.
Entre le médecin et le sportif, s'insère un maillon indispensable : le pharmacien. Abusé par une fausse ordonnance ou une prescription de complaisance, il peut être parfois complice. "L'un des soigneurs de l'équipe la française des jeux s'approvisionnait chez un pharmacien de Veynes, dans les Hautes-Alpes qui le fournissait en corticoïdes et en amphétamines", rappelle un enquêteur du Tour de France. Jean Arnault, président du Conseil régional Nord-Pas-de-Calais de l'ordre des pharmaciens, chargé du dossier dopage, admet qu'il y a eu des détournements de dérivés d'amphétamines, vendus en fait comme anorexigènes. Il est difficile pour l'Ordre de repérer les détournements à part pour les stupéfiants qui sont comptabilisés sur des carnets à souche spéciaux". Certains anabolisants, prescrits pour des traitements contre la stérilité, ne sont pas chers, poursuits Jean Arnault. Davantage que l'appât du gain, c'est plutôt la proximité avec le client, par exemple fréquenté dans une salle de sport, qui va "piéger le pharmacien ou le médecin". L'Ordre des pharmaciens, alerté par les inspecteurs de la sécurité sociale, a néanmoins sanctionné plusieurs officines. L'efficacité de ces inspections est toutefois limitée : "Il n'y a que deux pharmaciens inspecteurs en Ile-de-France", se navre Alain Duvallet.
Producteurs étrangers, entraîneurs, médecins, pharmaciens, tous ces maillons ne doivent pas faire oublier que, dans de nombreux cas, le pourvoyeur, c'est d'abord le sportif lui-même. "Un soir, j'ai invité à dîner des médecins passionnés de vélo en compagnie d'un cycliste professionnel, raconte le dirigeant d'un laboratoire pharmaceutique. Nous étions sidérés, le cycliste connaissait par coeur le vidal", le dictionnaire des médicaments.

Yvan Cali, cycliste amateur du Cercle olympique Chamaliérois connaissait sans doute aussi son Vidal. Il a été arrêté en août 1996 alors qu'il tentait de se procurer dans une pharmacie de Riom des produits dopants grâce à une ordonnance falsifiée. La police a découvert à son domicile un stock d'hormone de croissance et d'EPO dérobé dans quatre pharmacies d'hôpitaux de la région. En février 1998, comparaissant devant le tribunal correctionnel de Riom, Yvan Cali déclarait : "je connaissais bien les hôpitaux pour y être allé souvent. C'est comme ça que j'ai commencé à cambrioler". Il semble, à en retenir les propos de l'audience, que le jeune cycliste n'était pas une "tête de réseau" et n'avait vendu qu'une seule fois à un ami.
Il existe pourtant des moyens beaucoup moins risqués pour faire son marché de produits dopants. Sans parler de revues même pas vendues sous le manteau, mais sur des salons publics comme le "fitness" à Villepinte, Internet s'impose comme une filière d'impunité.
L'androsténédione par exemple, consommée par le champion américain de base-ball Mark McGwire, est classée aux USA comme un simple complément nutritionnel. Rien de plus facile que d'en commander via internet. C'est aussi un jeu d'enfant pour la créatine de synthèse, substance interdite par certaines fédérations françaises, et en vente dans n'importe quel drugstore américain. Le cybernaute n'a guère besoin d'être introduit dans des milieux de dopés pour trouver des produits sur le réseau mondial. Les versions électroniques de Muscle Mag International ou Muscle Media 2000 sont des catalogues de vente d'hormone de croissance. Une simple demande sur un moteur de recherche, les index d'Internet, entraîne sans peine le surfeur vers la Steroid Bible et autres sites sur lesquels, moyennant la saisie de son numéro de carte de crédit, on peut passer commande d'anabolisants les plus variés.
Ce qui est inquiétant, analyse un policier de l'est de la France, c'est que certains médicaments nouveaux très spécialisés sont déjà détournés. On a l'impression que des gens se tiennent à l'affût de toutes les nouveautés pharmaceutiques, ce qui suppose des connaissances très pointues et des complicités actives ou passives de pharmacologues de haut niveau." Ainsi, l'interkeuline 3 et les PFC circulent déjà chez les sportifs. En fait, ce phénomène n'est pas nouveau, déplore le Dr Duvallet. "Les premiers anabolisants que j'ai connus, c'était par des sportifs, avant leur mise sur le marché... Il y a quinze ans, je recevais déjà des PFC en vrac pour des expériences sur les rats", poursuit Alain Duvallet, désabusé. Rien de plus facile, selon lui, de commander au fabricant un produit avec un papier à en-tête d'un laboratoire de recherches. Le fabricant n'est pas regardant, ce n'est pas son rôle. "On sait dans quelle université l'athlète John Smith va se procurer des produits", dénonce par exemple Jacques Piasenta, entraîneur de la sprinteuse Christine Arron.
Il est difficile par nature de faire la part des différentes filières. Mais devant une telle profusion de moyens de se procurer des substances dopantes, couper toutes les têtes de l'hydre relève de l'utopie. Même s'il s'annonce de longue haleine, le combat pour étouffer ce marché très dispersé devra se porter au moins autant contre la demande (par la sanction et l'éducation) que contre l'offre.