Le patinage artistique confronté brusquement au problème du dopage



Le couple russe champion du monde est écarté

La voix est bien placée. Le ton sec, le débit franc. C'est avec assurance que l'entraîneur russe Tamara Moskvina a défendu, lundi 27 mars, sa patineuse Elena Berezhnaïa, double championne du monde (1998 et 1999) et d'Europe (1999 et 2000) - en couple avec Anton Sikharulidze -, qui a été convaincue de dopage lors des championnats d'Europe 2000 ( Le Monde du 27 mars) et privée, dimanche 26 mars, des championnats du monde de Nice par sa fédération. « En trente ans de carrière, a-t-elle déclaré, je n'ai jamais demandé à un athlète de prendre un produit interdit. J'ai appris la nouvelle avec les yeux écarquillés comme des cafetières. »

« Quand j'ai parlé avec Elena, a-t-elle tenté d'expliquer devant un parterre sceptique, elle s'est souvenue avoir pris un médicament contre la bronchite avant la compétition. Elle n'était pas malade, mais elle toussait et ne voulait pas que cela empire. C'est un docteur qui lui a prescrit le remède. Elle m'a donné le nom et les coordonnées du médecin, qui a confirmé. Ce médicament n'améliore pas les résultats, ni la qualité des sauts, ni la condition physique. Nous pensions qu'il n'y aurait pas de problème. Nous avons été disqualifiés parce que, selon la Fédération russe et la Fédération internationale, cet incident est comparable à du dopage.»

« VIEUX TRUC » Lundi, le quotidien L'Equipe précisait que la substance découverte dans les urines de la championne est de l'éphédrine. Selon Patrick Laure, spécialiste des drogues de la performance, ce produit, qui est un « vieux truc avec lequel on est facilement positif », est un stimulant utilisé pour « diminuer la sensation de fatigue, augmenter la confiance en soi et la volonté, et peut contribuer à la perte de poids - de 500 g à 1,5 kg par semaine - si on l'associe à la caféine et à l'aspirine. » Or, en couple, la fille doit être la plus légère possible afin de faciliter le travail de son partenaire (portés, lancés, etc).

La thèse de la prise accidentelle ne convainc pas Patrick Laure. « Le protocole de recherche de l'éphédrine fixe un seuil destiné à éviter que les traitements thérapeutiques ne soient assimilés à des actes de dopage. Quand il est dépassé, il n'y a pas de doute.» Lundi, après le programme court, le couple français Sarah Abitbol-Stéphane Bernadis (4e du classement) préférait croire à une « bêtise », déclarant : « Connaissant Elena Berezhnaïa, nous ne pensons pas qu'elle ait triché. »

Reste que le monde du patinage est publiquement confronté au phénomène du dopage au beau milieu d'une de ses compétitions phares. Au cas d'Elena Berezhnaïa, sur lequel la Fédération internationale (ISU) se prononcera le 4 avril à l'issue de son conseil - la championne encourt la perte de son titre européen et une suspension de trois mois -, s'est ajouté celui de l'Ouzbekh Evgueni Svidorov, dont la révélation, dimanche, a entraîné le retrait du couple qu'il forme avec Natalia Ponomareva ( Le Monde du 27 mars).

CONDUITES « ASSEZ RARES » Cet étalage est d'autant plus gênant que, selon le docteur Patricia Cassagne, médecin de la Fédération française des sports de glace, les conduites dopantes seraient « assez rares » en patinage. Ce qui ne veut pas dire inexistantes. L'entraîneur français Philippe Pélissier, qui a cessé de suivre Thierry Cerez après que celui-ci a été contrôlé positif à la nandrolone aux championnats d'Europe 1998, avant d'être blanchi en raison de la faiblesse du taux mesuré, dit que, dans les années 50, les patineurs consommaient amphétamines et bétabloquants.

« On peut penser qu'au temps de l'URSS et de la RDA, des »affaires« ont été étouffées, avance-t-il. Pourquoi les patineurs auraient-ils échappé au régime »pilule«, administré, là-bas, à tous les champions ? Aujourd'hui, notre sport a des objectifs techniques et économiques qui peuvent engendrer des dérives.

» Il n'y a pas de parade à ce dopage-là, sauf à remettre en question la société de marchandise du spectacle, poursuit Philippe Pélissier. Or, notre rôle d'éducateur nous pousse à croire que le sport ne doit jamais transformer le corps en marchandise. Nous ne sommes pas formés à affronter la question du dopage sous cet angle, et elle nous échappe. Du coup, notre lutte relève du »don quichottisme«. Le sport est avant tout un combat contre soi, pour soi. L'athlète qui triche pour se sentir fort est un athlète faible, qui n'a pas été préparé par son entourage à supporter les responsabilités, y compris celle de l'échec. »

Michel Dalloni
Le Monde daté du mercredi 29 mars 2000