L'Italie, les yeux dans la dope



Le pays découvre l'ampleur des ravages du dopage, la lutte s'organise.

Par DINO DIMEO ET ERIC JOSZEF

Le Pr Francesco Conconi a trouvé un refuge à sa taille. Au premier étage de la magnifique université de Ferrare, cloîtré dans son bureau, cet apprenti sorcier spécialiste de l'effort surhumain rumine l'incompréhension d'un monde qu'il croyait sauver de la souffrance. Père présumé de l'érythropoïétine (EPO) et de son application au sport, ce sulfureux personnage, devenu depuis 1998 recteur de ce haut lieu du savoir de l'Emilie-Romagne, est soupçonné d'avoir collaboré à un dopage d'Etat favorisé par le Coni, le comité olympique italien.

Depuis, il refuse tout contact, instruction oblige, aussi muet que les murs du XIIIe siècle qui l'abritent. Copernic avait ouvert les mêmes portes, admiré ces mêmes arcades de brique. Curieusement, Paracelse aussi, en des temps où médecin pouvait facilement rimer avec grand sorcier. Conconi aura sans doute trouvé en ce maître de la médecine moderne un modèle parfait. Voué au service d'une science diabolique qui vainc l'effort physique insurmontable, cet homme de 62 ans, inventeur au préalable d'un test déterminant le seuil de fabrication d'acide lactique dans le muscle, serait allé jusqu'à se mettre dans la peau d'un cobaye pour étayer ses théories sanguines.

A moins d'un kilomètre de cette oasis de culture, son laboratoire, celui qu'il avait réussi à faire financer par le Coni, n'a plus l'effervescence de l'époque où les grands du sport national venaient lui prêter leurs veines pour se faire inoculer quelques précieuses hématies (globules rouges) de plus. Tout près des installations sportives du centre universitaire de la ville, le petit bâtiment situé en pleine campagne vit reclus. Depuis que les fonds du Coni n'abondent plus (6 milliards de lires de 1982 à 1996, 20 millions de francs), que son fondateur n'y met plus les pieds, il semble avoir sombré dans la clandestinité. «Comment êtes-vous entrés? Vous êtes là depuis longtemps?» L'accueil n'a rien de chaleureux. L'homme, d'une quarantaine d'années, paraît étonné, comme pris en flagrant délit d'une occupation désormais interdite par le parquet de Ferrare. «Le responsable? Il n'est pas là. S'il vous plaît, ne me posez pas de questions! La porte est là.»

Conseil de guerre

A mi-chemin entre laboratoire d'analyse et salle d'entraînement high-tech, l'endroit regorge de recoins intrigants, de placards bourrés de tubes à essai et de fioles en plastique. Dans la grande salle, quelques vélos de course - sur lesquels les cuissards de Moser, Chiappucci, Fondriest, Bugno, Roche et autres sportifs de haut niveau ont dû s'user jusqu'à la corde - sont reliés à des électrodes, elles-mêmes branchées à des ordinateurs qui, malheureusement pour le propriétaire, ont su garder la mémoire d'une activité illicite: le dopage scientifique. Sur le mur du fond, le poster de Manuela Di Centa, double championne olympique de ski de fond, dont le nom figure aussi sur la «liste des 22» (en majorité des cyclistes et des fondeurs qui figuraient dans les ordinateurs de Conconi) saisie par le procureur Pierguido Soprani, semble indiquer combien l'entreprise était efficace. Jusqu'à ce que la résistance au sein même du Coni commence à faire sauter les verrous. Toutes ces années ponctuées d'un pacte entre le Pr Conconi et le président du Coni jusqu'en 1998, Mario Pescante, tous deux accusés d'association de malfaiteurs, n'ont fait qu'étayer la thèse d'un dopage organisé et soutenu par l'instance olympique nationale.

D'un coup, tout semble plus clair. La lutte menée par les opposants internes au Coni, appuyée par Giovanna Melandri, la ministre de la Culture chargée du Sport, conduit à un premier changement dans la structure dirigeante du comité olympique. La nouvelle loi sur les statuts du Coni a été adoptée la semaine dernière. «Il fallait notamment mettre un terme à une situation paradoxale où ceux qui étaient chargés de contrôler l'activité et le financement du Coni étaient aussi ceux qui prenaient les décisions. Nous avons séparé les tâches», souligne la ministre, qui admet: «Lors des prochains Jeux olympiques à Sydney, sans doute ramènerons-nous moins de médailles que par le passé.» Parmi les nouveaux contrôleurs, Giacomo Aiello, un avocat «externe au milieu sportif», a été nommé procureur de la commission antidopage du Coni il y a deux mois. Dans son bureau du siège olympique romain, il fouine de son côté, parallèlement aux seize autres juges lancés dans la bataille. Les athlètes incriminés s'y succèdent. Il cite les cyclistes Ivan Gotti, Giorgio Furlan, Gianluca Bortolami. Il semble calme, mais prêt à frapper un grand coup. «Nous sommes à un tournant, explique-t-il. Si l'on commence sérieusement à prendre des sanctions, tout peut changer.»

De l'autre côté du Tibre, sur le campus de l'école nationale du sport d'Acquacetosa, quelques entraîneurs et médecins, dont Sandro Donati et Paolo Bellotti, le nouveau directeur, mobilisés depuis des années face à la gravité du phénomène et à l'inertie des autorités sportives, ont créé un véritable conseil de guerre pour lutter contre le dopage. «Nous sommes 55 acharnés, prêts à livrer une lutte sans merci», explique Bellotti, l'instigateur de la campagne «Io non rischio la salute» («je ne risque pas ma santé»), qui prévoit des contrôles croisés sang et urines, les seuls capables actuellement de dépister une prise d'EPO. «Nous travaillons comme un pool antimafia, avec même des agents secrets pour mieux nous protéger. C'est la guerre. Ou ce sont eux qui meurent ou c'est nous.» Car les tentatives de déstabilisation n'ont jamais manqué. La plus flagrante concerne Donati, le premier à fournir un rapport à Pescante sur la question, prenant la précaution de bien masquer les noms afin de ne pas mettre ses sources en péril. En 1997, Donati s'est retrouvé au centre d'une polémique qui accusait de dopage Anna Maria Di Terlizi, une de ses athlètes. «Il a fallu mener une véritable enquête qui a finalement prouvé que les échantillons avaient été manipulés. Des quantités incroyables de caféine avaient été ajoutées.»

Suivi longitudinal obligatoire

Tout est orchestré d'Acquacetosa, l'endroit où se trouvait le laboratoire du Coni, fermé il y a un an pour avoir omis de déclarer les cas positifs dans le football. Le labo a lui aussi fait peau neuve, réhabilité après quelques mois seulement auprès du CIO (Comité olympique international) suite à la nomination de Francesco Botré, un chercheur qui a imposé son propre staff. «Le Coni a débloqué un budget spécial pour la lutte antidopage, continue Bellotti, dont c'est la 29e année au Coni. Nous disposons de 1 milliard de lires sur trois ans [3 millions de francs], soit un millième de la recette des jeux gérée par le Coni.» Le labo d'Acquacetosa recevait lui aussi des fonds, mais ne les utilisait pas. «Ils ont capitalisé pendant toutes ces années, précise encore Bellotti, sarcastique. Maintenant, pour se restructurer, ils savent quoi faire de cet argent.»
Depuis, toute une série de mesures a été mise en place. Le suivi longitudinal prévoit un examen fondé sur cinq paramètres (hémoglobine, hématocrite, énumération...). Avec, surtout, un nouveau protocole: le Coni a décidé de rendre obligatoire l'adhésion à ce suivi médical pour tous les sportifs, y compris les étrangers licenciés en Italie et les Italiens résidant à l'étranger, sous peine de perdre sélection olympique et bourse. Dernier adhérent en date, le Calcio et ses stars. «Le but est de personnaliser le plus possible ces examens, ajoute-t-il. Nous avons repris les analyses passées, portant sur plusieurs milliers d'athlètes. Il y a de quoi reconstruire l'histoire du sport italien. Mais ce qui est certain, c'est que l'hématocrite moyen [taux de globules rouges dans le sang] ne dépasse jamais les 43 %.» Nous voilà loin des valeurs enregistrées chez Pantani ou d'autres, largement au-dessus de la barre des 50 %, ce qui laissait supposer une prise d'EPO.

Manœuvres politiques

Mais après tant d'affaires et d'enquêtes menées de front, le phénomène est cerné. Bellotti compte sur l'adoption d'une loi sur le dopage, déjà votée au Sénat et en discussion à l'Assemblée. Si cette loi passe, en dépit d'étranges manœuvres de blocage d'une partie de la droite, n'importe quelle instance, même étrangère, devra s'y soumettre sur le territoire italien. «Nous serons dans le domaine du pénal, affirme Bellotti. Les entraîneurs et les médecins risqueront tout bonnement la prison. Les athlètes, eux, sont encore considérés comme victimes.»
Mais démanteler une telle organisation n'est pas chose facile. Un des responsables des NAS (la brigade des stupéfiants qui dépend des carabiniers) est formel: la diffusion des produits suit exactement le même schéma que le trafic de drogue. «Cette tâche est confiée à des seconds couteaux mais elle est calquée sur ce que nous connaissons déjà, c'est-à-dire un système de type mafieux avec les mêmes ramifications.» Seize parquets travaillent d'arrache-pied sur ces affaires. Ceux de Turin, de Bologne et de Ferrare en pointe. Tout le pays est mêlé à un fléau jugé incontrôlable par la plupart de la population, qui voit ses idoles entachées les unes après les autres. Un phénomène qui ne concerne pas que le haut niveau et qui devient un problème de santé publique. Giovanni Spinosa, le juge de Bologne, l'a bien compris. Par hasard, d'ailleurs, et grâce aux lapins. «J'ai commencé cette enquête en 1997, juste avant les scandales du Tour de France 1998, explique le magistrat. J'étais en train de clore une enquête sur un trafic de produits interdits destinés à l'élevage de lapins. C'est alors que j'ai découvert, horrifié, que presque les mêmes personnes reproduisaient à peu près le même trafic avec des sportifs. J'ai donc embrayé sur cette nouvelle affaire.» Spinosa sait qu'il s'attaque à un trafic bien plus important. «Aujourd'hui, la science réussit à modifier et à optimiser n'importe quoi, continue-t-il. Mais je me fous de savoir si Pantani ou Gotti se sont dopés. Ce qui m'intéresse, c'est le trafic énorme de médicaments et de contrefaçons de molécules qui existe. Je parle de matrices capables de reproduire n'importe quel type de produits. Le marché clandestin, surtout tourné vers l'élevage, est si important qu'il fait peur. Et si une partie touche le monde du sport, elle n'est qu'infime, bien qu'il s'agisse déjà de milliards de lires. Bref, mon véritable objectif est de lutter contre ceux qui spéculent sur la santé publique.»

Fuites providentielles

Mais la bataille est très dure. L'omertà couvre tout. A Ferrare, où le parquet est bien plus en vue car l'enquête vise directement le sport et ses emblèmes, le procureur Pierguido Soprani n'a pas le choix. Sa seule arme est de prouver que les Pantani et autres clients privilégiés du savoir noir de Conconi ont fraudé, tombant sous le coup de la loi 401 de 1989 sur le Totonero (les paris clandestins sur le football). Le raisonnement est simple: si leur hématocrite dépassait les 50 %, ils n'auraient jamais dû prendre le départ de la course. Il y aurait donc délit, sportif mais passible selon cette loi d'une peine pouvant aller jusqu'à quatre ans de prison. Et contrairement au juge Guariniello de Turin, à Ferrare, pas de mise en examen. A part Conconi et Pescante, les «suspects» ne sont entendus qu'en tant que témoins et sont donc tenus de parler devant le juge. Certains l'auraient déjà fait, confondus par leurs contradictions. L'importance de l'affaire conduit d'ailleurs à certaines précautions de la part de tous les intervenants. Pas question de risquer une fermeture prématurée du dossier. C'est ce qui explique certaines fuites providentielles dans la presse afin de geler toute tentative d'étouffement. Car si Conconi ne pipe mot dans son luxueux bureau universitaire, son labo continue à recevoir des «clients». «Logiquement, cet endroit ne devrait plus travailler», avance Soprani. Pourtant, devant le bâtiment, quelques Mercedes sont bien alignées, comme avant. A l'intérieur, l'accueil glacial devient soudain logique. «Je n'ai pas le temps. Deux patients m'attendent.». Tour d'Italie 1996: après un prologue en Grèce, à Athènes, les coureurs s'apprêtent à repasser, en bateau, de l'autre côté de l'Adriatique pour y disputer le reste de la compétition. Au port de Brindisi, les hommes de la brigade des stups italienne, sur les traces d'un trafic de drogue et de substances dopantes, attendent l'arrivée de la caravane. Pour rien. Informé de l'opération, un dirigeant de la Ligue cycliste parvient à avertir les responsables des équipes. Des dizaines de produits illicites auraient alors été jetés par-dessus bord. Le coup d'envoi des affaires de dopage en Italie était néanmoins donné.

Aujourd'hui, de Venise à Palerme, seize parquets ont ouvert des enquêtes sur le dopage. A Bologne, le procureur Giovanni Spinosa a déjà demandé le renvoi devant les tribunaux de plusieurs médecins d'équipes cyclistes. A Ferrare, Pierguido Soprani s'est attaqué aux liaisons dangereuses entre le Coni et le centre de Conconi en évoquant une «association de malfaiteurs». L'enquête devrait être bouclée d'ici à juin. A Turin, le juge Raffaele Guariniello soupçonne notamment Marco Pantani de «fraude sportive» et s'intéresse de très près au Calcio, et en particulier à la Juventus de Turin. «A des degrés divers, aucune discipline n'est épargnée par le dopage, y compris les échecs», souligne le procureur de la commission antidopage du Coni Giacomo Aiello, qui, à la suite des enquêtes de Bologne, pourrait bientôt demander des sanctions sportives contre plusieurs cyclistes professionnels.