Le Monde du mardi 11 mai 1999


Entretien avec Gérard Dine, président de l'Institut biologique de Troyes :
" Depuis 1995, il n'y a pas eu une seule performance dans les sports d'endurance sans prise préalable d'EPO "
Propos recueillis par Yves Bordenave

Le Docteur Gérard Dine travaille bénévolement depuis plus de dix ans avec différentes fédérations sportives. Médecin de l'équipe de France de rugby qui a disputé en 1987 la finale de la première Coupe du monde à Auckland (Nouvelle-Zélande), ce passionné de sport est devenu ensuite expert biologique auprès de la Fédération française d'athlétisme. Il est l'initiateur du suivi médical longitudinal adopté par la Fédération française de cyclisme.

" Vous publiez en juillet 1999 dans la revue Science et Sports une étude inédite menée sur trois athlètes de haut niveau pratiquant trois sports différents, qui ont durant plusieurs mois reçu de l'EPO associée à des apports de fer en injection. Quelles observations avez-vous réalisées ?
- Le premier de ces trois athlètes est arrivé chez nous en mars 1997. Il présentait une situation métabolique correcte avec un taux de ferritine (quantité de fer) à 53 nanogrammes/ml - la norme maximale est à 150 ng/ml -, et aucune trace de quelque trouble biologique que ce soit. Durant plus d'une année, on a pratiqué des séries de bilans de manière non interrompue, et en juin 1998 on a constaté un taux de ferritine à 416 ng/ml qui a grimpé à 820 ng/ml en octobre 1998. Parallèlement, d'autres paramètres biologiques s'étaient détériorés et j'avais noté de nombreuses anomalies inquiétantes sur le plan sanitaire : des problèmes au foie et un taux de lipides anormal. Les deux autres descriptions présentent les mêmes caractéristiques. On part de sujets sains qui développent en l'espace de quelques mois des anomalies biologiques graves. Alerté par ces résultats, j'ai discuté avec mes patients, et ils m'ont confié avoir eu recours à des injections de fer et d'érythropoïétine (EPO) avec, pour certains, plusieurs cures espacées de 5 000 UI (unités) tous les deux jours pendant trois semaines.

- Que faut-il en conclure en termes de santé ? L'absorption d'EPO et de fer présente-t-elle des risques ?
- Le problème, c'est que nous devons faire face à des situations sanitaires tout à fait inédites. Nous ne savons pas comment l'organisme réagit à moyen ou à long terme face à de telles dérégulations métaboliques. Ce que nous savons à coup sûr, c'est que les excès de fer provoquent de graves atteintes du foie et donnent lieu notamment à des hépatosidéroses dysmétaboliques, une maladie identifiée récemment par le professeur Yves Deugnier, du CHU de Rennes. Ces surcharges de ferritine aggravent le risque de cancérisation du foie. Elles occasionnent également d'autres troubles aux niveaux cardiaque, respiratoire, neurologique, rénal. Dans les cas relevés, nous avons affaire à des jeunes gens parfaitement sains qui développent des pathologies iatrogènes, c'est-à-dire induites par des prises médicamenteuses. Le risque de voir émerger une maladie expérimentale est réel.

- Depuis le début de cette saison, les coureurs professionnels des équipes françaises ont subi deux batteries de tests biologiques. La deuxième s'est achevée il y a une semaine. En janvier, on a appris que plus de la moitié des coureurs présentaient un bilan alarmant. Est-ce toujours le cas ?
- A l'issue des premiers contrôles, en janvier, une fuite est survenue à notre insu. Des informations qui devaient rester confidentielles ont été divulguées à la presse. Je le regrette. Toutefois, je ne peux pas dire que ces informations sont fausses. Les résultats du deuxième contrôle sont connus. Il appartient désormais à la commission médicale présidée par le docteur Armand Mégret de statuer sur ce que nous avons observé. Mais il faut dire les choses clairement : on ne passe pas d'une situation à une autre du jour au lendemain.

- Est-ce que cela signifie que la situation constatée aujourd'hui est identique à celle d'il y a six mois ? Est-ce que le 3 juillet, au départ du prochain Tour de France, tout sera comme avant ?
- Sur le plan sanitaire, la situation des coureurs est celle d'hier. Au départ du Tour de France, ce sera comme l'an dernier.

- Donc, rien n'a changé ? Le dopage continue ses ravages, même au sein du peloton français, pourtant mieux surveillé que les autres ?
- Je ne m'inscris pas dans une démarche de contrôle antidopage, ni de sanctions. Ce serait ridicule. Nous sommes des médecins confrontés à un grave problème de santé publique dont il faut s'occuper. La seule chose qui m'intéresse, c'est la santé des gens que je suis. Il faut une transition sous forme de moratoire expérimental afin que le suivi médical permette de révéler la dangerosité induite par certaines pratiques médicales dévoyées. C'est de la médecine, pas une opération de contrôle ou de surveillance. Lorsque nous constatons une pathologie sur un patient, nous le mettons au repos afin de le soigner. Ce n'est pas une punition. Ce n'est pas parce qu'on ne décèle pas la prise d'EPO qu'on ne doit pas traiter les dérèglements qu'elle provoque sur les organismes qui en reçoivent.

- Vous parlez de pratiques médicales dévoyées. Est-ce que cela sous- entend qu'un médecin nanti des connaissances requises en biologie peut désormais " fabriquer " un champion ?
- L'apparition des biotechnologies pose aux professionnels de la médecine une question d'éthique. La fonction des médecins est de soigner des patients souffrant de maladies. Notre vocation n'est pas de prescrire des médicaments à des gens qui ne souffrent pas. Force est de constater que, depuis 1990 environ, dans tous les sports d'endurance comme le ski de fond, les courses d'athlétisme de fond et de demi-fond ou le cyclisme, le recours à certains produits illicites est banalisé. Au niveau de l'élite internationale, depuis 1995, il n'y a pas dans ces sports une seule performance qui ait été enregistrée sans prise préalable d'EPO.
C'est que, pour les sportifs en quête de performance, les produits issus de la biotechnologie présentent de nombreux avantages : ils sont efficaces et indécelables. A contrario, ils ont aussi une dangerosité non prévisible. On le voit avec la crise de la vache folle et le risque d'épidémie d'encéphalite spongiforme. En vérité, le fléau du dopage pose une question qui dépasse de loin le sport : c'est tout simplement de savoir quel genre d'homme on veut dans la société. A-t-on le droit, sous prétexte qu'on le peut, de fabriquer un homme programmé pour l'effort ? C'est tout le débat entamé ces dernières années autour de la bioéthique. "

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