La curieuse odyssée de la créatine en France

Alors qu'elle n'est pas considérée comme un produit dopant, la créatine est prétendument interdite à la vente en France. En réalité, sa mise sur le marché n'a jamais été demandée. Une affaire opposant le ministère des sports et un distributeur de cette substance illustre l'ambiguïté de son statut
  Mis à jour le lundi 6 mars 2000

LA CRÉATINE... Les uns la disent substance miracle. Les autres la diabolisent. C'est peu dire que ce produit suscite des polémiques. La dernière quinzaine en France en témoigne. Au lendemain de la défaite du XV tricolore face à son homologue anglais, le rugby français a relancé le débat avec fracas, certains ayant cru devoir imputer la « fraîcheur » de l'adversaire à l'utilisation de créatine. Bernard Lapasset a vite coupé court en rappelant que la Fédération française de rugby (FFR), qu'il préside, interdit l'utilisation de ce produit.

Mais, à peine la polémique a-t-elle été étouffée dans le monde de l'ovalie, qu'un nouvel élément est venu la relancer. Une société de distribution de produits diététiques et de compléments alimentaires, Inko SA, a été accusée par le ministère de la jeunesse et des sports d' « incitation au dopage », parce qu'elle vend notamment de la créatine.

Cette affaire a au moins un mérite : au fil des entretiens avec les différents protagonistes et au prix de plusieurs allers-retours de l'un à l'autre, elle révèle les ambiguïtés des discours sur la créatine et celles de son « statut ». Car, au bout du compte, s'il ne faut retenir qu'une chose, c'est que la créatine n'a jamais été interdite à la vente en France. En fait, sa mise sur le marché n'a jamais été autorisée... parce que personne n'en n'a jamais fait la demande.

Tout commence donc par une circulaire du ministère de la jeunesse et des sports. En date du 27 janvier 2000, celle-ci émane de la direction des sports. Adressée aux préfets, aux présidents de fédérations et à différentes instances sportives dans les régions, elle est parvenue dans de nombreux clubs sportifs courant février. En exergue, elle porte la mention : « Objet : incitation au dopage par la société Inko  SA dans les clubs sportifs. »

Confronté à ces accusations, Patrick Mazzei, le directeur général d'Inko SA, filiale de la société allemande Inko, elle-même filiale du groupe pharmaceutique Nutrichem, s'emporte. « On dit que j'incite au dopage, mais, un peu plus loin dans la lettre, on dit que la créatine n'est pas un dopant, relève-t-il. Si j'étais coupable d'incitation au dopage, je devrais au moins être mis en examen, car c'est un délit punissable de cinq ans de prison et de 500 000 francs d'amende. »

Inko a commencé à importer et à vendre de la créatine en France « il y a trois ans et demi ». La direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) « m'est tombée dessus, en disant : pas le droit », rappelle Patrick Mazzei. « J'ai opposé les traités européens, en vertu desquels un produit légalement commercialisé dans un pays de l'Union peut être librement vendu dans un autre pays de l'Union, sauf risque majeur de santé publique. J'ai demandé à l'administration de prouver ce risque. Cela n'a pas été possible. »

En mars 1998, Inko a déposé une plainte auprès de la Commission européenne. « Celle-ci a saisi en juillet 1999 la Cour européenne de justice », poursuit Patrick Mazzei, qui a demandé, par lettre datée du 25 février, à Marie-George Buffet, la ministre de la jeunesse et des sports, de « démentir » la circulaire de ses services. « Je n'ai pas eu de réponse, j'envisage de demander réparation. »

«IL N'Y A RIEN DE SIGNIFICATIF » « L'histoire Inko ne nous trouble pas plus que cela », fait-on valoir au cabinet de Mme Buffet. « Nous leur opposons l'interdiction de vente pour principe de précaution. Pour les produits ayant des effets sur la santé, il faut l'autorisation de l'Agence française du médicament. Elle n'a pas été délivrée, car rien ne démontre les vertus nutritionnelles dont ce produit se vante, et on ne sait pas si sa consommation peut avoir des effets secondaires néfastes. Dans le doute, on interdit la vente. » Le ministère met aussi en avant des arguments touchant à la lutte contre le dopage. « On sait qu'avec la créatine il y a camouflage, souligne-t-on. De source officielle, on sait que, dans les lots de créatine saisis en France dans les magasins et aux frontières, en Europe et aux Etats-Unis, on en a de 50 % à 70 % qui contiennent des anabolisants. D'ailleurs, les vingt-sept patrons des laboratoires accrédités par le CIO ont demandé aux gouvernements d'interdire la vente de préparations de produits nutritionnels -  la créatine est visée  - contenant des produits interdits. »

« On n'a jamais rien trouvé d'autre que ce qu'il y a sur l'étiquette de nos produits », se défend Patrick Mazzei. Interrogée sur ses saisies, la direction des douanes explique qu' « il n'y a rien de significatif » sur la créatine. Un appel à la DGCCRF montre que, si elle a saisi des lots de créatine, « il n'y pas d'anabolisants dedans ». Elle avoue cependant ne pas avoir systématiquement « recherché ça » . Recontacté, le cabinet de Mme Buffet admet qu'en France « on n'a pas établi de statistiques rigoureuses » permettant d'étayer les accusations de pots de créatine contenant des produits interdits.

« OUI, C'EST NOUS » Ce n'est pas là la seule approximation du ministère. « Renvoyer sur nous est une façon de faire qui me rend perplexe », indique la porte-parole de la direction de ce qui n'est plus l'Agence du médicament, mais l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, lorsqu'on cherche à savoir si c'est bien cet organisme qui a refusé la vente de la créatine et pourquoi. « Cela ne relève pas de nous. Dans sa forme orale, elle n'est pas considérée comme un médicament. Elle n'a pas de valeur préventive ni curative, ce qu'a indiqué, en décembre 1998, la direction générale de la santé. » Mais alors de qui relève donc la créatine, qui n'est pas non plus un complément alimentaire, comme le souligne l'Agence de sécurité sanitaire des produits de santé ? « De la DGCCRF », répond la porte-parole de cette même Agence de sécurité sanitaire. Retour donc à la DGCCRF. « Oui, c'est nous », confirme-t-on à la direction de la communication, où l'on ajoute que la créatine est classée « substance non traditionnelle ».

Pour autant, la DGCCRF indique qu'elle non plus n'a pas interdit la vente de créatine de France : « Sa commercialisation n'a jamais été autorisée. » Subtilité linguistique ? Non. « Il faut que la société souhaitant commercialiser un produit destiné à la consommation dépose un dossier qui démontre à quoi il sert et qu'il n'est pas toxique », explique la DGCCRF, qui cite, à l'appui, un décret du 15 avril 1912.

« Nous transmettons à l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa), qui instruit les volets nutritionnels et toxicologiques, poursuit-on à la DGCCRF. En fonction de ça, il y a toujours un arrêté notifié à l'entreprise demandeuse. Cette démarche, voulue par la loi, explique le conflit avec Inko. »

Dans le cas de la créatine, donc, « personne n'a jamais demandé » d'autorisation de mise sur le marché à la DGCCRF. Donc aucune analyse officielle des bénéfices et des risques n'a été réalisée, ni, par conséquent, de refus de vente prononcé. Probablement parce que les études réalisées sur les effets positifs possibles de la créatine, que pourraient produire les sociétés désireuses d'en vendre, sont contradictoires et que l'on a peu de recul sur de possibles effets secondaires dangereux. « Ce produit doit exister. Mais nous ne l'avons pas rencontré », plaisante-on à la DGCCRF. Cette absence d'existence légale n'empêche pourtant pas ce produit d'être consommé.

Philippe Le Coeur


Trente-trois suppléments nutritifs ont été « épinglés » en 1999

La direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) indique que ses services ont procédé, au cours de l'année dernière, à des contrôles portant sur « soixante-six produits » référencés comme compléments alimentaires ou suppléments nutritifs. Ces opérations, réalisées « essentiellement dans les salles de sport et auprès des clubs sportifs », ont donné lieu à « la saisie de trente-trois produits » proposant de la créatine. La vente de cette substance n'étant « pas autorisée » sur le territoire français, les services de la répression des fraudes ont établi « trente-six procès-verbaux » d'infraction (ce total comprend aussi des infractions visant d'autres produits que la créatine) et transmis les dossiers au parquet. La société Inko SA, par exemple, reconnaît avoir fait l'objet de « plus de soixante procès-verbaux » depuis trois ans et demi qu'elle vend de la créatine en France.





Le Monde daté du dimanche 5 mars 2000